III. Les derniers moments du condamné à mort : il revoit les scènes les plus réussies de son théâtre et notamment les performances de la comédienne Zinaïda Reich, son épouse (1er février 1940) (p. 504 et sq) Meyerhold tremble de froid dans sa cellule. Pourtant il a son manteau gris épais et chaud que sa famille à réussi à lui faire parvenir, et dont il ne se sépare plus. Un à un, les différents personnages de sa légende s'avancent dans sa cellule dont il ne distingue plus les contours : voici la pathétique Béatrice, vierge transfigurée, la musique enchanteresse du duo d'amour entre Tristan et Ysolde, l'allure hautaine de Dom Juan, les imprécations impuissantes d'Arbénine au bord de la folie, flanqué de l'Inconnu masqué, la rhétorique pacifiste d'Hérénien dans un Moscou glacé, la perfection du rythme d'Ilinski, de Babanova et de Zaïtchikov, mi-gymnastique, mi-danse, ce farceur de Khlestakov qui met sens dessus dessous toute une ville et aussi la mutine Pauline qui pleure pour un chapeau ; il revoit maintenant Aksioucha, l'enjouée, la Femme du gouverneur, sensuelle et ambitieuse, la tragique Marguerite Gautier, victime consentante qui ôte sa voilette, et à travers ces fantômes c'est Zinaïda qui palpite et revit en lui dans l'épanouissement de son jeu de comédienne. Elle est partie avant lui et son cur défaille à la pensée de cette abomination. Il en ressent une brûlure et pourtant il tremble de froid. Voilà ce que des fous sanguinaires ont fait de simples comédiens naïfs, attachés à rendre les hommes meilleurs en les faisant rire, en les éblouissant de beauté, en leur donnant l'intuition de la vérité... Soudain, le fantôme d'un fantôme lui effleure le front. À ses côtés se profile la silhouette du doux prince auquel il a tant rêvé. Il se souvient d'avoir dit : " Vous pourrez écrire sur ma tombe : ci-gît un acteur qui n'a jamais joué Hamlet, un metteur en scène qui n'a jamais monté Hamlet. " Hamlet le quitte après l'avoir recouvert de son manteau. Il s'est assoupi, mais le matin est proche. Le verrou grince. Il faut partir, quitter cette cellule qui est devenue la scène du monde. Le lieutenant Krivitski le fait passer devant. Ils descendent deux étages d'un escalier en colimaçon, comme ceux qui hantaient ses spectacles. Ils s'engagent dans un corridor aux murs peints d'un vilain vert. Krivitski s'avance, ouvre une porte qui donne sur une salle voûtée, toute en longueur, avec d'un côté un banc, de l'autre une fosse emplie de sable qui servira à étancher le sang jailli de la blessure fatale. Le bourreau donne l'ordre au condamné de se dévêtir. Il est tout nu, voûté, maigre et les jambes couvertes de varices : il grelotte. Est-ce uniquement de froid? Il se transforme soudain. Il est Treplev, c'est son premier rôle professionnel. Il tire le rideau et Nina est là, tout intimidée.
Le froid du métal contre la nuque. Une détonation.
Un coup de pied dans les reins. Le corps bascule, s'affaisse et tombe
dans la fosse remplie de sable. On le hissera de là avec des cordes
pour le jeter, un numéro aux pieds, dans la benne du camion qui
attend dans la cour, moteur allumé. Le corps de Meyerhold y rejoindra
celui de Koltsov, qui fut grand reporter de Pravda,
et celui de Boïarski, qui fut directeur administratif du Théâtre
artistique de Moscou, ainsi que ceux de tant d'autres exécutés
ce même jour. Puis on transportera les corps suppliciés jusqu'au
couvent Donskoï où ils seront jetés dans une fosse
commune. |
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